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Équité vs utilité-Allocation des ressources limitées

Ce billet examine des protocoles de triage pour l’accès à des soins intensifs en période de pandémie à la lumière du principe d’équité défini comme l’application d’une même règle pour tous ceux qui se qualifient et une réponse adéquate aux besoins.

Ce billet résume un article paru dans la Revue canadienne de bioéthique en juin dernier.

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L’équité et l’utilité dans l’accès à des lits de soins intensifs et à des respirateurs en temps de pandémie par J. Saint-Arnaud, G. Mullins et L. Ringuette. Points saillants d’un article paru en juin dans la Revue canadienne de bioéthique[1]

La pandémie de Covid-19 et la surcharge hospitalière posent la question des critères d’accès à des lits de soins intensifs. De longue date, des critères d’allocation des ressources de santé ont été utilisés par les médecins pour choisir ceux qui allaient être soignés en priorité. Le modèle d’intervention retenu pour les urgences donne priorité aux plus malades, ceux qui sont à risque de mourir ou de subir des séquelles graves, si des délais trop longs retardent les interventions. Ce sont les infirmières assignées au triage qui jugent des cas prioritaires, ceux qu’il est urgent de traiter. Cette façon de faire a été instaurée sur les champs de bataille, notamment par le chirurgien en chef des armées de Napoléon, Jean Dominique de Larey, qui a appliqué les idéaux égalitaires inspirés de la Révolution française, en traitant en premier les plus atteints, plutôt que ceux de plus haut rang [1-2]. Cette mesure est équitable si elle répond aux deux conditions suivantes : premièrement, appliquer la même règle pour tous [3] et, deuxièmement, répondre en premier aux besoins les plus grands [4-7]. La première condition implique une impartialité et une absence de discrimination; la deuxième spécifie le contenu de la règle, lequel fait appel à la compétence médicale dans l’évaluation du besoin.

Pour l’allocation des ressources limitées en santé, des critères autres que médicaux peuvent aussi être utilisés comme la liste d’attente ou des critères sociaux comme l’âge ou le rôle social. Dans le contexte du traitement de dialyse aux États-Unis au début des années 1960, un protocole de triage a été utilisé pour savoir qui aurait accès au traitement, compte tenu du fait que le Seattle Kidney Center ne disposait que de six appareils alors qu’un grand nombre de malades souffrant de maladies rénales sévères auraient pu bénéficier de cette nouvelle technologie. Un premier triage reposait sur une évaluation médicale et un deuxième triage, effectué par un comité indépendant, utilisait de critères sociaux comme l’état matrimonial, le nombre de personnes à charge, la formation, l’emploi et le lieu de résidence [8]. Ce dernier comité privilégiait les plus utiles à la société, celui qui travaille au détriment du chômeur, l’homme marié et père d’un ou de plusieurs enfants au détriment du célibataire les résidents de l’État de Washington au détriment de ceux provenant d’autres états américains.

Dans l’accès à des soins intensifs et à des respirateurs, l’État de New York et la province de l’Ontario ont développé leur propre protocole de triage. Dans le New York State Ventilator Allocation Guidelines [9], sont d’abord éliminés ceux qui ne survivraient pas aux traitements de soins intensifs et à l’utilisation du respirateur sur la base de critères médicaux, puis le Sequential Organ Failure Assessment (SOFA) est utilisé pour évaluer le risque de mortalité. Cet outil évalue l’état de six organes ou systèmes selon quatre niveaux d’atteintes: foie, reins, poumons, cerveau, pression sanguine et coagulation. Chaque niveau est représenté par une couleur et c’est l’agent de triage qui donne accès ou non aux lits de soins intensifs. Enfin, une réévaluation est faite après 48 et 120 heures de soins intensifs et ceux pour qui le traitement est inefficace, quitte l’unité des soins intensifs, pour recevoir des soins palliatifs. L’évaluation de la sévérité de l’atteinte et de l’efficacité des traitements est effectuée par des médecins; les décisions d’accès ou de retrait sont prises soit par l’agent de triage ou par un comité.

Le Protocole ontarien intitulé Clinical Triage Protocol for Major Surge in COVID Pandemic [10], a des visées populationnelles dont le but est de minimiser la mortalité et la morbidité dans la population en général, en « s’opposant au risque individuel de mortalité et de morbidité » (p. 2). C’est donc le principe d’utilité qui domine à l’encontre d’une réponse adéquate aux besoins de chacun. Le protocole s’applique en situation extrême de limite de ressources quand le système ne peut plus répondre à la demande; il se déroule à trois niveaux.

Au premier niveau, les personnes dont la probabilité de mortalité est  80% dans l’année qui suit sont éliminées, puis celles qui ont une probabilité de décès de 50% et de 30%, dépendamment de la courbe d’éclosion de la pandémie et de l’ampleur du manque de ressources. L’élimination est faite à l’aide de 13 indicateurs qui portent sur des états de santé comme des traumatismes ou des brûlures graves, des atteintes cognitives sévères, des défaillances organiques terminales, des maladies neurocognitives à un stade avancé, etc. Les personnes qui répondent aux critères d’exclusion n’auront pas accès à des soins intensifs, que leur problème soit lié ou non à une atteinte critique. En cas d’égalité entre des candidats, c’est la randomisation qui est utilisée.

Le Protocole national de priorisation québécois dans sa deuxième version intitulée Priorisation pour l’accès aux soins intensifs (adultes) en contexte extrême de pandémie (Québec, 2020) [11] est inspiré du Protocole ontarien et il utilise  les mêmes critères d’exclusion à quelques exceptions près. Cependant, en cas d’égalité entre les scores des candidats, les plus jeunes sont d’abord priorisés, ce qui équivaut à utiliser l’âge comme critère social sous le vocable du cycle de vie, ensuite la priorité est donnée aux soignants, et enfin, en dernier recours, la randomisation est utilisée si nécessaire en fonction du degré de surcharge du réseau.

Les protocoles new-yorkais et ontarien ont des ressemblances, au sens où utiliser un protocole assure plus d’égalité dans l’accès aux soins que le jugement médical individuel, ce qui correspond à la première condition d’équité. Cependant, l’examen et le jugement médicaux sont absolument essentiels pour effectuer le triage des patients qui ont besoin de soins intensifs et qui pourront y survivre. À cet effet, les références statistiques selon le type d’atteinte, sur lesquelles s’appuient les protocoles ontarien et québécois, sont des facteurs à considérer. Cependant, elles ne remplacent pas le jugement médical qui porte sur l’évaluation de la santé et des besoins d’un individu spécifique. Le protocole ontarien, comme celui du Québec, repose davantage sur les statistiques de décès des personnes gravement atteintes durant l’année qui suit, en utilisant des critères d’exclusion, alors que le SOFA utilisé par le protocole new-yorkais accorde plus d’importance à la santé individuelle à partir de critères d’inclusion dans un score qui permettra ultimement d’éliminer les individus qui sont trop atteints pour survivre à la maladie et aux traitements intensifs, incluant l’usage du respirateur. Les deux protocoles ont leur limite, le premier est difficilement utilisable dans les étapes de grande priorisation quand on doit éliminer ceux qui ont 30% de possibilité de décès dans l’année qui suit [10] et le deuxième peut ne pas permettre l’élimination d’un nombre suffisant de personnes quand les ressources se font de plus en plus rares [12]. En temps de pandémie, il est difficile de respecter le principe d’utilité qui impose de sauver ceux qui pourront survivre, tout en étant équitable dans une réponse adéquate aux besoins de chacun. Les protocoles qui réussissent à faire les deux sont plus éthiques. Le Protocole new-yorkais qui tient davantage compte des besoins individuels nous semble plus éthique.

 

[1] Baker R. Strosberg. M.  Triage and Equality : An historical reassessment of utilitarian analyses of triage. Kennedy Institute of Ethics Journal. 1992; 2 (2) ; 103-123.

[2] de Larrey D.J. Campaigns of Russia, Germany, and France, trad. par J.C. Mercer, Philadelphia: Carey & Lea; 1982.

[3] Perelman Ch. De la justice, dans Justice et raison, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles; 1972 : 8-80.

[4] Saint-Arnaud J.  Repères éthiques pour les professions de la santé, Montréal : Liber;       2019 ; 130 p.

[5] Daniels N. Is there a right to health care and, if so, what does it encompass ? In : Contemporary Issues in Bioethics, T.L. Beauchamp & L. Waters (eds), Belmont (CA): Thompson Wadsworth, 2003; 46-52.

[6] Veatch RM. Justice the basic social contract, and health care,  In : Contemporary Issues in Bioethics, T.L. Beauchamp & L. Waters (eds), Belmont (CA): Thompson Wadsworth, 2003: 53-58.

[7] Elster J. Éthique des choix médicaux, dans Éthique des choix médicaux, sous la dir. de J. Elster et N. Herpin, Paris: Actes Sud; 1992 : 11-61.

[8] McCormick T.R. Ethical Issues in caring for patients with renal failure. American Nephrology Nurses’ Association (ANNA) Journal. 1993; 20 (5); 549-555.

[9] New York State Task Force on Life and the Law. New York State Department of Health. Ventilator Allocation Guideline. 2015. 272 p.

[10] Ontario Health. Clinical triage protocol for major surge in Covid Pandemic. 2020. 19 p.

[11] Ministère de la santé et des services sociaux du Québec, Priorisation pour l’accès aux soins intensifs (adultes) en contexte extrême de pandémie, Direction générale des affaires universitaires, médicales, infirmières et pharmaceutiques. 2020, 37 p.

[12] Winsor S, Bensimon SM, Sibald RW,  Shaul RZ et al. Identifying prioritization criteria to supplement critical care triage protocols for the allocation of ventilators during a pandemic influenza, Healthcare Quaterly. 2014; 17 (2): 44-51.

 

[1] Pour une analyse approfondie et toutes les références, veuillez consulter l’article original : J. Saint-Arnaud, G. Mullins et L. Ringuette (2021). Les principes d’équité et d’utilité dans l’allocation des ressources limitées en situation de pandémie. Revue canadienne de bioéthique, 4 (1), 1-14.

Par Jocelyne Saint-Arnaud.