Pornographie sans fil?

Jeudi le 1er mars 2007, par Pierre-Yves Néron

C’est officiel, les clients de Télus ne pourront désormais plus acheter ni télécharger de contenu pornographique sur leur téléphone cellulaire. La compagnie, deuxième en importance au Canada dans l’industrie de la téléphonie cellulaire, avait instauré ce service au début du mois de janvier. Les documents pouvaient être téléchargés au coût de 3 à 4$ l’unité. Suite à un tollé de protestations, Télus a fait volte-face et a annoncé qu’elle n’offrirait désormais plus ce service de pornographie en ligne à sa clientèle.

Manifestement, Raymond Roussin, l’archevêque catholique de Vancouver, n’avait pas l’intention de profiter de ce service puisqu’il avait au contraire invité ses fidèles à revoir leur association avec Télus. Il jugeait en effet regrettable la décision de l’entreprise de s’attaquer à ce nouveau marché étant donné les « effets néfastes » sur nos sociétés de la diffusion massive de la pornographie.

Et Mgr Roussin n’était pas seul dans cette lutte, car l’archevêque de Rimouski, Bertrand Blanchet, s’était joint à lui pour dénoncer la nouvelle offre de Télus. Même Meritas, l’importante compagnie canadienne de placements socialement responsables, s’était mise de la partie, jugeant la décision de l’entreprise « décevante ».

De son côté, Télus répliquait en insistant sur le fait qu’elle n’enfreignait aucune loi canadienne avec cette nouvelle offre et en soutenant avoir pris toutes les mesures jugées nécessaires pour empêcher les jeunes de moins de 18 ans d’avoir accès aux contenus pornographiques. Une tierce partie s’occupait de vérifier l’âge des clients auprès des agences d’évaluation de crédit, le système acceptait seulement les titulaires principaux de cartes de crédit, le client était invité à choisir un numéro d’identification personnel afin de contrôler l’accès à son appareil, etc.

Mais moins d’une semaine après avoir présenté cette stratégie de défense, l’entreprise s’est ravisée et a annoncé qu’elle retirait son nouveau service. Les milliers de clients qui en avaient déjà profité ne pourront désormais plus le faire.

Que penser de tout cela?

Il y a bien entendu plusieurs questions intéressantes soulevées par cette « affaire Télus », du moins pour ceux parmi nous dont la fibre philosophique est prompte à s’exciter. Évidemment, certains voudront sans doute profiter de l’occasion pour relancer le débat sur la moralité de la pornographie en général. Est-elle moralement condamnable? S’agit-il d’une forme insidieuse de discrimination? Pourquoi dérange-t-elle plusieurs d’entre nous? Contribue-t-elle à une dommageable « hypersexualisation » de nos sociétés? Ce sont là des questions importantes, mais auxquelles je ne peux m’attarder ici. Je me permets tout de même de vous suggérer l’ouvrage, portant sur ces questions, de Ruwen Ogien, Penser la pornographie.

D’autres s’inquiéteront des impacts de ce service sur les personnes qui ne désirent tout simplement pas être exposées à du matériel pornographique. Bien sûr, il peut être surprenant de constater que notre voisin à bord de l’autobus est en train de contempler les derniers exploits de Jenna Jameson ou Rocco Siffredi sur son téléphone cellulaire. Certains s’en trouveront peut-être profondément choqués ou trouveront le geste extrêmement déplacé. Télus faisait d’ailleurs appel à la responsabilité de ses consommateurs en leur demandant de faire preuve de discrétion et d’utiliser le service de manière « civilisée ». Auraient-ils su le faire? Y a-t-il une « étiquette » de la consommation de pornographie dans des lieux publics?

Je laisserai à d’autres la question de savoir si la pornographie nuit gravement à notre jeunesse ou celle de savoir si le visionnement de films « osés » en public est un manque flagrant de civisme. J’aimerais plutôt faire quelques remarques sur la décision de Télus de se retirer de ce qu’on appelle bien souvent les « industries du péché » (sexe, tabac, alcool). C’est qu’il est toujours extrêmement intéressant de voir des entreprises réagir de la sorte aux demandes des citoyens ou aux « valeurs » exprimées au sein des « communautés locales ».

Au fait, n’est-ce pas magnifique? N’est-ce pas ce qu’on attend d’une entreprise responsable? Les choses ne sont pas si simples. Comme le remarque Chris MacDonald (encore lui) :

It’s a good thing when businesses are guided by social values, right? Well, that kinda depends on whether you endorse the particular social values in question.

On entend bien souvent dire qu’une entreprise responsable devrait répondre aux demandes de la « société civile ». C’est peut-être bien vrai. Ce que nous dit MacDonald, c’est que les choses se compliquent lorsque nous admettons que cette « société civile » est plurielle et que les demandes qu’elle adresse aux entreprises sont extrêmement diversifiées. Alors que certains se battent pour que les entreprises en « fassent plus » pour la protection de l’environnement, d’autres, comme Mgr Roussin, s’inquiètent de voir des entreprises flirter avec l’industrie du sexe, le tout alors que des organismes comme l’American Family Association reprochent au géant Wal-mart de distribuer le film « anti-valeurs familiales » Brokeback mountain.

On le voit bien, les demandes formulées aux entreprises le sont par des individus et groupes qui ont des vues parfois très divergentes sur ce qu’est une vie bonne, sur ce qu’est une existence significative. Il n’est donc pas surprenant de constater que nos conceptions de ce qu’est une entreprise responsable soient elles aussi très divergentes. Il faut bien l’admettre, dans une société pluraliste, les conceptions que se font les citoyens d’une « entreprise socialement responsable » sont susceptibles d’être la source de ce que ceux d’entre nous pratiquant le métier de philosophe appellent des « désaccords raisonnables ». Résultat? Derrière les discours sur l’entreprise éthique et responsable se cachent bien souvent des agendas politiques hautement controversés. L’affaire Télus le montre très bien.

Comme le note MacDonald, il y a peut-être plus de travail intellectuel à faire afin de mieux situer le débat sur l’entreprise responsable dans son contexte : celui du pluralisme des valeurs et des conceptions de la vie bonne, avec tous les défis que cela implique. ( À ce sujet, l’ouvrage de Daniel Weinstock, Profession éthicien, donne une bonne idée de l’ampleur de ces défis!). À nous de les relever.