Ignorance et ambiguïté stratégiques

Il n’est pas rare de voir les hauts dirigeants d’entreprise plaider l’ignorance de certains méfaits, ou encore l’ambiguïté de certaines règles, afin d’échapper à un verdict de culpabilité pour des crimes commis sous leur direction. En effet, pour qu’un verdict de culpabilité soit possible, le droit requiert que l’on prouve l’intention de mal faire et une contribution causale envers le tort commis; plaider l’ignorance ou l’ambiguïté permet à un dirigeant d’avancer qu’il a commis une erreur plutôt qu’un crime dont il serait responsable.Lundi le 29 janvier 2007, par Caroline Allard

Dans «Wrongs of Ignorance and Ambiguity» (Columbia Law Review, 2004), William H. Simon avance que l’ignorance et l’ambiguïté ne seraient pas toujours accidentelles, mais au contraire, plusieurs dirigeants d’entreprises cultiveraient tacitement ces deux défauts afin de pouvoir se soustraire à d’éventuelles accusations criminelles.

Dans un modèle d’entreprise traditionnel qu’il appelle celui de la « bureaucratie ambivalente », il existe un gouffre entre les règles affichées par l’entreprise et ses règles tacites. Même si, par exemple, on prône la transparence, la culture d’entreprise pourrait amener les employés à cacher délibérément certains problèmes à leurs supérieurs ou de leur en rendre compte de manière ambiguë.

Ces employés agiraient ainsi en croyant que leurs supérieurs préfèrent ne pas être au courant des problèmes ou de leurs «détails critiques», afin de conserver leur capacité de nier toute connaissance des faits ou encore la possibilité de s’excuser en invoquant l’erreur d’interprétation. Cette impression pourrait bien être fondée:

Ambiguity is a critical tool of flexibility. The participant wants to keep his commitments tacit so he can modify and shift them as circumstances and relationships change. He prefers to speak imprecisely and off-the-record so as not to limit his freedom to re-characterize his commitments in retrospect and or to change them prospectively. (20)

Simon explique l’origine de cette culture de l’ignorance sélective en évoquant la satisfaction psychologique que les employés trouvent à être loyaux à leurs supérieurs.

Selon Simon, les avocats qui conseillent les entreprises sont également vulnérables à un tel besoin de satisfaction psychologique. Le devoir de loyauté et de confidentialité que leur impose le Barreau (Simon fait référence au Barreau américain) les pousserait ainsi à protéger les dirigeants de l’entreprise en formulant des règles ou des conseils ambigus. On peut songer ici aux règles établies par les entreprises en regard de la destruction de documents. Dixit Simon :

an ambiguous policy might seem likely to produce the most litigation advantage. It leaves discretion to local decisionmakers. If they understand tacitly that the goal is to eliminate harmful material, they will exercise their discretion accordingly, but the absence of an explicit standard will make it easier to portray the destruction as motivated by something other than a sense of culpability. (15)

Suite au scandale Enron, la SEC a imposé des exigences beaucoup plus sévères de transparence et de clarté aux entreprises ainsi qu’aux avocats. Fait à noter, l’organisme s’est heurté à une farouche opposition du Barreau américain. Mais selon Simon, les jugements de plus en plus sévères rendus par les tribunaux à l’égard de hauts dirigeants d’entreprise qui plaidaient l’ignorance forceront peut-être le Barreau et les entreprises à effectuer un virage stratégique en faveur d’une culture bureaucratique plus saine.