Les émotions et leur éducation

CRSH 2002-2005
Christine Tappolet (Université de Montréal)
Luc Faucher (UQAM)

Résumé de la recherche

Nous nous demandons pour la plupart quelle sorte de personne nous devrions être, quelle sorte de caractère, et notamment quelles sortes de dispositions émotionnelles nous devrions avoir. C’est que nos peurs, nos hontes, mais aussi nos joies et nos espoirs, pour ne citer que quelques exemples parmi la multitude d’états qui sont habituellement classés comme des émotions, font l’objet d’un grand nombre de jugements de valeurs. Certaines émotions ou dispositions émotionnelles sont évaluées positivement – elles sont considérées comme agréables, plaisantes, raisonnables, appropriées ou encore admirables – alors que d’autres sont jugées néfastes, que ce soit parce qu’elles sont dites déplaisantes, irrationnelles, ou encore moralement condamnables.

Étant donné ces différentes sortes d’évaluation, il est naturel de penser que nous devrions tenter d’éduquer nos émotions. La fin visée par une telle éducation pourrait se présenter de manières assez différentes. Dans une perspective hédoniste, on pourrait suggérer qu’il faut tenter de ne ressentir que des émotions plaisantes. Une autre possibilité consiste à adopter un modèle cognitiviste selon lequel il faudrait éprouver des émotions appropriées aux circonstances, dans le sens qu’elles sont des représentations fidèles de la réalité, même si cela implique que l’on ressente parfois des émotions pénibles. Finalement, on pourrait penser qu’il faut éradiquer un certain nombre d’émotions intrinsèquement viciées, tout en cultivant d’autres émotions considérées comme moralement admirables. En bref, il faudrait tenter de ressembler à un agent idéal du point de vue émotionnel, à supposer que l’on puisse préciser ce que cela implique.
_ Ces préoccupations jouent un rôle important dans nos vies. Il n’est pas étonnant qu’elles soient aussi particulièrement importantes en éthique, car comme la plupart l’admettront avec Aristote, l’éducation morale est largement une affaire d’éducation des émotions (EN, 1106b21-23). Nous croyons que ces questions pourraient profiter d’une étude systématique des émotions qui soit attentive à la fois aux distinctions philosophiques et aux développements empiriques, notamment en sciences cognitives.

Notre projet de recherche, qui se situe en psychologie morale, consistera en un premier temps, à distinguer les différents types de phénomènes émotionnels pour ensuite préciser le degré de plasticité de ces phénomènes. Ce n’est qu’une fois cette question réglée qu’il est possible d’envisager l’amplitude des changements dont ils pourraient être l’objet. En un deuxième temps, nous examinerons comment nous pourrions modifier nos dispositions émotionnelles. Cette question dépendant de celle de savoir en quoi consistent les émotions (jugements, composites de désir et de jugements, etc.), nous explorerons les différentes options théoriques offertes en philosophie et en psychologie et nous proposerons un certain nombre de contraintes que devrait respecter toute théorie des émotions. La dernière partie de notre recherche portera sur les problèmes fondamentaux que rencontre la conception de l’agent idéal qui devrait guider nos tentatives d’éducation des émotions. Nous soutiendrons que certaines questions philosophiques (le holisme des émotions ainsi que le pluralisme des évaluations portant sur nos émotions) doivent impérativement être réglées avant de se lancer dans le projet d’une éducation des émotions. Pour surmonter le problème du pluralisme des évaluations, nous examinerons l’hypothèse selon laquelle les émotions admettent une rationalité qui leur est propre, dans le sens qu’elle se distingue de la rationalité des croyances et de celle des désirs.

Les résultats immédiats de cette recherche intéresseront principalement les spécialistes des émotions et les éthiciens. Toutefois, comme elle porte sur des questions que chacun se pose, il sera important de rendre les résultats accessibles à un public plus large.