Les multiples visages de l’entreprise

Mardi le 30 janvier 2007, par Pierre-Yves Néron

Le droit corporatif nous l’enseigne, l’entreprise a une personnalité morale. Mais quel type de personnalité au juste? On connaît la réponse donnée à cette question par le documentaire The Corporation. L’entreprise est obsédée par la recherche du profit et comme veulent bien nous l’enseigner Joel Bakan, Jennifer Abbot et Mark Achbar, il y a un mot pour décrire une personne uniquement préoccupée par la poursuite de ses propres intérêts : un psychopathe.

«L’entreprise psychopathe» est-elle une bonne métaphore pour comprendre les pratiques commerciales? Il est certain que l’expression a un effet rhétorique, comme l’écrivait Andrew Potter la semaine dernière dans les pages du Maclean’s (voir So, the corporation isn’t a psycho, it’s a wuss, 15 janvier 2007) :

Even the most committed capitalist would have to admit that the tactic of psychoanalyzing the corporation and discovering that it is a psychopath was a truly inspired rhetorical device.

Les artisans de The Corporation ont su caractériser habilement le malaise que beaucoup d’entre nous ressentent devant la place grandissante des entreprises dans le monde contemporain. Mais pour bien des économistes, une entreprise ne s’apparente pas à une une forme de déviance psychologique institutionnalisée, mais à une organisation qui permet à plusieurs groupes de mieux coordonner leurs activités économiques en réduisant certains coûts de transaction. Et c’est pourquoi l’entreprise doit être comprise comme un réseau de contrats entre plusieurs acteurs. C’est l’idée développée entre autres par Ronald Coase (prix Nobel d’économie, 1991).

L’utilisation de métaphores pour décrire l’entreprise n’est pas une nouvelle mode, loin de là. Bakan et compagnie comparaient l’entreprise à un psychopathe en 2003, mais déjà en 1931, Maurice Wormser publiait un livre intitulé Lawrence Mitchell, chef de file du mouvement du « Corporate progressive law » aux États-Unis, suscitait beaucoup de réactions avec un ouvrage dans lequel il associait cette fois l’entreprise à un « golem déchaîné ». Tout récemment, le philosophe politique Philip Selznick, dans son ouvrage The Communitarian Persuasion, se demandait comment contrôler ces « énormes bêtes ».

Bien sûr, les tentatives de donner une image plus positive ne manquent pas. Même si l’entreprise ressemble à une énorme bête pour certains, elle peut aussi porter les habits plus humbles du « citoyen ».

Que penser de ces multiples « visages » de l’entreprise? Je ferai trois remarques. Premièrement, si ces procédés rhétoriques ont manifestement leurs limites, ils montrent bien comment de nombreux citoyens perçoivent l’emprise des entreprises sur la société. Soutenir que les entreprises sont semblables à des psychopathes, des golems déchaînés ou bien encore des ogres est probablement une exagération, mais cela permet également de traduire publiquement certaines craintes légitimes à l’égard de l’impact que peuvent avoir sur nos vies ces immenses organisations économiques.

Deuxièmement, nous voyons ici à l’oeuvre de très bons exemples de notre tendance à anthropomorphiser l’entreprise. Nous nous plaisons en effet à considérer l’entreprise comme quelque chose d’analogue à une « personne humaine » ou à tout le moins comme une entité individuelle. Cette tendance a une raison d’être – sur le plan légal notamment. Toutefois, elle a peut-être certaines limites. Peut-on vraiment penser les obligations (légales par exemple) des firmes de manière analogue à celles des individus? Cela ne nous empêche-t-il pas de saisir l’entreprise telle qu’elle est réellement, c’est-à -dire une institution? La théorie de l’entreprise comme « réseau de contrats » n’est peut-être pas très sexy, mais elle possède sûrement des avantages…

Troisièmement, l’utilisation de grandes métaphores pour décrire la personnalité de l’entreprise montre à quel point il est ardu de trouver un langage normatif qui nous aiderait à penser son rôle et ses responsabilités. Quel est le langage le plus utile pour y voir plus clair? Quelle « métaphore » est la plus appropriée? Est-il plus utile de penser l’entreprise comme un «réseau de contrats», un « citoyen », comme une personne « responsable » ou encore de l’entrevoir comme une énorme bête?

Évidemment, ces questions ne sont pas purement conceptuelles, elles sont aussi politiques. Dans ce cas, il s’agit essentiellement de déterminer quel est le meilleur langage à introduire dans l’espace public afin de promouvoir un certain agenda politique. Les critiques les plus féroces de l’entreprise capitaliste ont tout intérêt à la dépeindre comme un psychopathe ou un Frankenstein, alors que ses défenseurs aimeront probablement la présenter comme un « citoyen ». Il reste maintenant à savoir jusqu’où ira cette bataille des métaphores.

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