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L’avant, l’après et ce qui a précédé la crise

La rupture qu’introduit une crise comme celle que nous traversons à cause du Covid-19 invite à réfléchir dans les termes de l' »avant » et de l' »après ». Toutefois, il est important de réfléchir aussi à la continuité pour préparer l’avenir et pour identifier ce qui, dans l’immédiat avant-crise, mérite d’être interrogé sur un mode critique.

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La crise sanitaire et économique que nous traversons donne lieu à des prédictions au sujet d’un changement radical: rien ne sera plus comme avant. Il n’est pas sûr, cependant, que pose suffisamment de questions à propos de la nature même de l’avant et de l’après. Ce qui vient en second et s’inscrit en rupture n’est-il pas voué à hériter de ce qui a précédé ? La référence à un « avant » indistinct ne risque-t-elle pas d’occulter ce qu’a eu de spécifique la période précédant immédiatement la crise ?

L’inventaire de ce qui a précédé, de ce qui est supposé périmé, n’est assurément pas sans importance, comme le suggère le diagnostic d’impréparation générale qui s’impose au cœur du débat public. Et ce, d’autant plus que les changements risquent d’être beaucoup moins marqués qu’on ne le dit. La prise en compte des éléments de continuité entre l’ « avant » et l’ « après » sera importante pour comprendre le devenir et les problèmes de nos capacités d’action collective, en un temps où éclatent au grand jour les problèmes de l’Etat régulateur autoritaire, si l’on peut appeler ainsi manière de comprendre le rôle de l’Etat marquée par la volonté de réguler, conforter et étendre des interactions pensées comme spontanées et extérieures à la sphère publique (ce qui est pensé de manière peu critique comme « le marché »), par l’invitation à la délocalisation systématique des activités en fonction des avantages comptables comparatifs appréciés d’une manière étroite, par le renoncement progressif à produire ou à assurer sur une base collective ou étatique les choses de valeur (soins de santé, éducation, formation professionnelle…), par la relativisation systématique des principes d’égalité et de solidarité, et par une ouverture marquée à l’usage de la force pour contenir les mouvements s’inscrivant dans une logique de progrès social (le fameux énoncé wébérien sur le monopole de l’usage de l’usage de la violence en dernier ressort n’étant plus une chose qui « va sans dire » en démocratie mais une sorte de maxime de gouvernement destinée à inspirer la crainte). .

Quant à l’immédiat avant-crise, il a été marqué – en France notamment – par une exacerbation inédite des tendances sociales et politiques qui, aujourd’hui, dans l’abattement du confinement, se trouvent mises en procès sans ménagement. Jamais sans doute on n’aura été plus loin, dans toutes les strates dirigeantes de la société, dans la poursuite résolue des objectifs du programme néolibéral, avec ce qu’il comporte de déconstruction volontaire des mécanismes collectifs de solidarité, de marginalisation de la délibération collective sur les affaires communes, de privatisation des enjeux éducatifs et scientifiques et, globalement, de démantèlement des responsabilités de l’Etat.

L’ Etat « régulateur » et « minimal » rêvé par les néolibéraux, incapable de fixer le cap des ambitions collectives légitimes relatives aux capacités d’organisation et de partage, apparaît aujourd’hui en crise. Les modèles sur lesquels il repose – l’égoïsme rendu obligatoire, la décentralisation toujours plus poussée des décisions, la manipulation des comportements par des incitations externes, la répression toujours plus savante des mouvements sociaux, la marchandisation des diplômes et des titres (au nom d’une « économie de la connaissance » dévoyée) – semblent aujourd’hui frappés d’irréalité, tant se creuse l’écart entre les promesses d’efficacité non tenues et le témoignage du caractère irremplaçable (et bien réel) des solidarités organisées en réponse aux besoins.

Ces tendances et leur échec méritent d’être interrogés. Elles sont responsables d’une déliaison potentiellement dangereuse – et dont on voit aujourd’hui l’effet réel – entre la connaissance des interdépendances sociales, d’une part, et les principes et modèles de l’action publique d’autre part. Tout n’est donc pas affaire de tendances longues comme pourraient donner à le croire les discours les plus généraux sur les méfaits de la « mondialisation ». Il y va aussi du sacrifice de la connaissance socio-économique acquise et des éléments les plus stables de nos représentations concrètes du progrès dans une république sociale qui est aussi une économie mixte. On peut y ajouter le sacrifice délibéré de l’économie, faute de prise en compte adéquate des interdépendances entre les différents secteurs de la vie sociale.

Comme toute idéologie radicale capable d’obtenir une forme d’emprise sur les institutions publiques, le néolibéralisme dispose à accepter des sacrifices déraisonnables ; cette forme d’irrationalité n’est pas nécessairement solidaire d’un obscurantisme complet mais elle pose un problème de préparation collective face aux risques. Il est grand temps de faire l’inventaire des sacrifices néfastes qui ont été imposés aux populations, en un temps où ils se traduisent par la mort de patients privés de soins et par la subordination aux besoins d’hôpitaux publics sous-dotés et sous-dimensionnés de la reprise de l’activité économique.

Par Emmanuel Picavet