Motivations morales et obligations normatives des entreprises

Lorsqu’il est question d’éthique des affaires ou de théories normatives devant encadrer les pratiques commerciales, il existe un débat de fond auquel on ne peut échapper. Certains formulent différentes théories normatives afin de convaincre ou d’encourager les entreprises à se comporter de manière éthique ou à leur démontrer qu’elles ont une obligation morale de le faire. Par exemple, on peut faire la promotion des principes du développement durable, de la responsabilité sociale de l’entreprise, de la théorie des parties prenantes, de la citoyenneté corporative, etc. Et d’autres s’opposent à ce genre de position en affirmant que les entreprises n’ont pas d’obligations extralégales, leur seul devoir est de respecter la loi. Si l’on veut minimiser ou encourager certaines pratiques, il faut recourir aux lois ou d’autres formes de pouvoirs coercitifs (augmenter le salaire minimum, évoquer des lois antitrust pour briser des monopoles déloyaux), des organismes de contrôle et de régulation spécifiques (faire appel à un organisme comme le CRTC pour surveiller et contrôler les médias d’information) ou d’autres formes de mécanismes de sanctions et de récompenses comme des incitatifs économiques (augmenter la taxe sur l’essence) ou une combinaison de ces différentes mesures (créer un marché du carbone et établir une limite légale des émissions de CO2 pour lutter contre le réchauffement climatique) et c’est le rôle du pouvoir politique, bref des gouvernements, d’agir en ce sens. Plusieurs raisons ont été avancées pour confiner les obligations des entreprises aux limites de la légalité :
-*Le seul objectif que doit poursuivre une compagnie est la recherche du profit (qui passe la plus part du temps par la maximisation du bénéfice pour les actionnaires), poursuivre d’autres objectifs peut amener les entreprises ne pas jouer leur rôle dans le marché;
-*Argument de Boatright (2006, 5) : Une gouvernance en fonction des parties prenantes est impossible en raison même de la nature de la firme. Une entreprise par action est un « réseau de contrat » qui peut fonctionner comme acteur collectif uniquement s’il est structuré de manière à maximiser les bénéfices pour les actionnaires.
-*Il ne sert à rien de proposer un horizon normatif aux entreprises, car elles ne peuvent pas, comme agent collectif, être mobilisées par des arguments moraux. Elles agiront toujours de manières purement opportunistes ou rationnelles afin de maximiser leurs profits ou leurs opportunités d’affaires.

Il existe aussi des arguments pour défendre une position inverse :
-*Problème du cavalier seul : Si on demande aux entreprises d’adopter des pratiques moralement recommandables de leur propre initiative, cela risque d’entraîner un problème d’action collective de type dilemme du prisonnier où chaque entreprise refusera de faire des choix coûteux en raison des avantages concurrentiels qu’ils peuvent procurer à leurs compétiteurs. On peut trouver un bon nombre d’exemples empiriques de ce genre de situation, mais aussi un bon nombre de contre-exemples.
-*Critère de l’efficacité ou de l’efficience : dans de nombreux cas, la loi n’est pas un outil assez flexible et dynamique pour tenir compte de l’évolution rapide des pratiques commerciales. L’impact de l’activité économique est une réalité changeante et les lois ne pourront jamais être en phase avec le contexte empirique qu’elles doivent réguler. Les cas de dégradation environnementale sont de bon exemple, ce sont des problématiques complexes, où la bonne marche à suivre pour les entreprises doit s’adapter rapidement en fonction des nouvelles données empiriques, des découvertes scientifiques, de l’évolution des habitudes de consommation, etc.
-*Asymétrie d’information : cet argument peut être vu comme le deuxième volet de l’argument précédent. L’entreprise possède beaucoup plus d’information sur ses activités et sur les impacts de ces activités sur les différentes parties prenantes. Beaucoup plus que ne pourront en obtenir les organismes de régulation. Il est donc préférable d’amener l’entreprise privée à s’autoréguler, vraisemblablement, elles pourront le faire de manière plus efficace (en agissant à la source du problème, ou en utilisant les capitaux et les ressources de manière plus efficace, ou en s’attaquant d’abord aux pratiques qui ont le plus fort impact négatif, etc.)
-*Problématique du global : les lois, qui sont par définition des outils coercitifs limités aux frontières des états, perdent de leur utilité pour réguler les pratiques de grandes corporations multinationales, ou les pratiques locales qui ont une portée globale. Une grande part des cas de dégradation environnementale qui sont habituellement des problématiques globales (on affirme souvent que les pluies acides au Québec sont causées par des émissions d’anhydride sulfureux dans le nord-est des États-Unis);
-*Il peut sembler irréaliste de développer une théorie demandant une plus grande ingérence des gouvernements dans les pratiques commerciales alors que l’heure est à la libéralisation et à l’ouverture des marchés. Dit autrement, on peut argumenter que les différentes théories en éthique des affaires visent précisément à agir là où les gouvernements ont échoué.

Bref, il n’est pas simple de savoir si de bonnes pratiques commerciales vont de pair avec une série d’obligations coercitives et d’incitatifs économiques ou s’il faut s’en remettre à différents discours qui ne sont pas des cadres formels, mais qui présentent différents horizons normatifs à l’entreprise privée (en l’invitant ou en lui montrant qu’elle a l’obligation morale de respecter les principes du développement durable, ou de ne pas viser uniquement la maximisation des bénéfices pour ses actionnaires, ou à se comporter comme un citoyen corporatif et ainsi de suite).

Objectifs

Ce point de débat cache au moins trois questions importantes :
-#Les obligations normatives des entreprises peuvent-elles se limiter à leurs obligations légales?
-#Probablement pas, mais dans ce cas, jusqu’où vont-elles? Il existe un continuum d’obligations auxquelles on peut les contraindre. Une entreprise doit-elle se transformer en organismes philanthropiques et cesser de rechercher le profit pour que ses pratiques soient jugées moralement acceptables?
-#Quels sont les meilleurs outils à la disposition de ceux qui influent sur les pratiques commerciales (comme les législateurs, mais aussi les fonctionnaires, les politiciens, les gestionnaires, les actionnaires, etc.) pour les amener à minimiser leurs impacts néfastes sur la société sans nuire aux rôles qu’elles doivent jouer?

Le but de ce projet est de faire appel à différentes théories de la décision pour offrir une réponse plus convaincante ces questions. Par exemple, si on adopte une conception grossière de la théorie du choix rationnel, tout porte à croire qu’il est inutile de développer des arguments moraux pour convaincre les entreprises de se comporter de manière éthique. Elles demeureront toujours des agents rationnels qui visent uniquement la maximisation de leur utilité et les rares cas où elles accepteront d’adopter des conduites morales extralégales sont ceux où cette conduite coïncidera avec la maximisation du bénéfice pour leurs actionnaires. Par contre si on adopte des conceptions plus raffinées de la théorie du choix rationnel ou d’autres conceptions qui mettent l’emphase sur l’importance des normes sociales (comme la théorie de l’agir communicationnel développé par Jürgen Habermas) on peut montrer beaucoup plus facilement que les agents peuvent, individuellement et collectivement, être mobilisés par des arguments moraux et des conventions sociales qui ne vont pas strictement dans le sens de la rationalité instrumentale. On a alors tout avantage à développer une théorie éthique qui propose ce genre d’horizons normatifs. Cela peut aller aussi loin qu’affirmer que des lois visant à régir les pratiques commerciales ne seront pas efficaces si on ne développe pas d’abord un discours pouvant les légitimer auprès des dirigeants des entreprises et de la population en général.

Traiter une problématique de régulation du marché selon une méthodologie propre au design institutionnel amène un bon nombre de questions connexes ou des questions préalables. Certaines de ces questions pourront être écartées plus rapidement car il existe déjà des réponses connues sur lesquelles ont peut se rabattre :
-*Quel est le rôle de l’entreprise privée dans le marché, quel est le rôle du marché, quelles sont les institutions clefs, etc.
-*La réduction anthropomorphique : peut-on traiter une entreprise (qui est par définition une organisation constituée de plusieurs agents) comme s’il s’agissait d’un agent ponctuel pour ensuite analyser ses comportements du point de vue de différentes théories de la décision. Les êtres humains ont un caractère, une psychologie, une nature qui leur sont propres et qui les amènent à agir d’une manière donnée sous l’effet de motivations, de pulsion, de passion et de croyances. Peut-on ramener la firme à un modèle similaire et lui identifiant des motivations, des intentions, une cognition, etc.
-*Problème ontologique : Dans le cas plus spécifique des motivations morales, peut-on vraiment supposer qu’elles existent? Où se trouve-t-elle dans l’entreprise, comment sont-elles communiquées à ses actions, ses pratiques, etc.
-*Question de la perspective externe : Dans quelle mesure importe-t-il que les entreprises qui agissent de manière éthique le fassent à la suite d’une véritable motivation morale, ou par un calcul coût-bénéfice (autrement dit, parce que ça paye). Faut-il faire un procès d’intention aux entreprises qui se disent éthiques et responsables?

Méthodologie

L’éthique des affaires est une branche de la philosophie ou de l’éthique qui est, par essence, pluridisciplinaire. Une problématique comme le design d’institutions efficaces pour réguler les pratiques commerciales peut rejoindre à la fois des économistes, des gestionnaires, des politologues et des philosophes. Il est parfois difficile de trouver le bon discours pour s’adresser à des chercheurs provenant d’horizons aussi diversifiés. Adopter un cadre de pensée propre à la théorie de la décision, et plus particulièrement, à la théorie du choix rationnel apporte un double avantage. D’abord, c’est une branche de la philosophie qui s’appuie sur des traditions et des fondements solides, mais surtout, cela permettra de faire le pont entre différentes disciplines puisque que la théorie du choix rationnel est enseignée, utilisée et étudiée en économie et en politique.

Contributions à la recherche

Une fois mené à terme ce projet devrait apporter deux contributions importantes à la recherche en éthique des affaires.

-#Il devrait aider à définir l’ensemble des obligations normatives que l’on peut imposer aux entreprises dans un langage que les philosophes ne sont pas les seuls à comprendre. Certaines positions (par exemple une vision forte du respect du développement durable ou de la théorie des parties prenantes) formulent peut-être des attentes irréalistes qui ne tiennent pas compte du rôle que l’entreprise doit jouer dans le marché.
-#Aider les législateurs, fonctionnaires, gestionnaires, politiciens, etc. à concevoir des institutions et des politiques qui vont amener efficacement les entreprises à respecter ces obligations normatives.


Responsable : Dominic Martin