Imagination et délibération morale

Présentation générale.
Ma recherche concerne essentiellement la psychologie morale. J’aborde le thème assez peu étudié du rôle de l’imagination dans la délibération morale.
Mon hypothèse de travail est double.
Tout d’abord il me semble que l’imagination permet d’expliquer plusieurs types d’intuitions morales, que se soit par le détour de certaines émotions, par le rôle des possibilités dans nos raisonnements, par celui des expériences de pensée morales ou encore par le biais des métaphores dont nous nous servons pour « lire » la réalité. Je procéderai à ces analyses en suivant le fil des trois formes d’imagination que j’ai identifiées : perceptuelle, contrefactuelle et analogique. Pour ce faire, je m’appuierais, dans la mesure du possible, sur les résultats empiriques que peuvent fournir les dernières recherches en psychologie cognitive. Voilà pour l’hypothèse descriptive.
Ma seconde hypothèse est plus normative : il existerait de bonnes raisons d’utiliser l’imagination dans nos délibérations morales. Ce point me semble militer en faveur du particularisme éthique et des approches de la réflexion morale à partir de la fiction en général et de la littérature en particulier.
Voici quelques thèmes que j’examinerai plus précisément :

Nature de l’imagination à travers les débats contemporains.
Plusieurs questions ont récemment retenu l’attention philosophique sur la nature de l’imagination : quels sont les types d’imagination que l’on peut identifier ? Quelle architecture cognitive en rend le mieux compte ? Comment expliquer la résistance imaginative, c’est-à -dire le fait que nous rechignons à imaginer certaines situations particulièrement immorales ? (Harris 2000, Currie & Ravenscroft 2002, Nichols 2006).

Imagination perceptuelle et émotions morales
Mon hypothèse est ici que la «qualité» ou la richesse de l’imagination perceptuelle (visuelle, auditive, olfactive…) peut, via les réactions émotives qu’elle suscite, avoir un certain poids dans nos délibérations. Je peux, par exemple, éprouver de la compassion à la lecture d’une fiction ou en écoutant le témoignage d’une situation que je n’ai pas directement perçue.

Imagination contrefactuelle et intuitions morales
En m’appuyant sur des travaux de psychologie du raisonnement -en particulier la théorie dites des modèles mentaux (Byrne 2005) – j’entend soutenir que l’imagination contrefactuelle permet d’expliquer certaines intuitions morales. Ces intuitions relèvent de ce que certains nomment les biais et les heuristiques morales (Sunstein 2005).

Imagination contrefactuelle et expériences de pensée
Toute expérience de pensée morale requiert l’imagination contrefactuelle pour être comprise. Quelle valeur accorder à des arguments moraux reposant sur un tel mécanisme ? Peut-on vraiment se passer, dans nos délibérations morales, de raisons de la forme « si p était le cas alors q serait le cas » ?

Imagination analogique, prototypes et schèmes conceptuels.
L’imagination analogique permet d’expliquer les métaphores, les prototypes et les schèmes conceptuels (Johnson 1987). Or beaucoup de concepts moraux – par exemple celui de personne, de mensonge – ont une structure prototypique ou font appel à des métaphores. Dès lors certaines intuitions morales – et notamment celle qu’on associe à l’idée de pente glissante – semblent pouvoir être mieux comprises en convoquant l’imagination analogique.

L’imagination et le particularisme (a-t-on raison d’imaginer ?)
Je voudrais montrer que l’imagination plaide en faveur du particularisme (Dancy 2004, Hooker 2000) et contre les éthiques de la règle. Le manque d’imagination me semble relever d’une sorte de « myopie morale ». C’est pourquoi je fais l’hypothèse que les raisons d’utiliser son imagination dans une délibération morale l’emportent sur celles de ne pas le faire.

Imagination et fiction
La fiction en général et la littérature en particulier apparaissent comme des terrains éminemment propices aux délibérations morales impliquant l’imagination. Il s’ensuit que l’on peut envisager sérieusement l’usage de la fiction dans la réflexion éthique et l’éducation morale (Nussbaum 1990).

Références bibliographiques principales

Byrne, R. M. J. (2005). The rational imagination : how people create alternatives to reality. Cambridge, Mass., MIT Press.
Currie, G. and I. Ravenscroft (2002). Recreative minds : imagination in philosophy and psychology. Oxford
Dancy, J. (2004). Ethics without principles. Oxford, New York, Clarendon Press ; Oford University Press.
Harris, P. L. (2000). The work of the imagination. Oxford ; Malden, Mass., Blackwell Publishers.
Hooker, B. and M. O. Little (2000). Moral particularism. Oxford, New York, Clarendon Press Oxford University Press.
Johnson, M. (1993). Moral imagination : implications of cognitive science for ethics. Chicago, University of Chicago Press.
Nichols, S. (2006). The architecture of the imagination : new essays on pretence, possibility, and fiction. Oxford New York, Clarendon Press ; Oxford University Press.
Nussbaum, M. C. (1990). Love’s knowledge : essays on philosophy and literature. New York, Oxford University Press.
Sunstein, C. R. (2005). « Moral heuristics. » Behavioral and Brain Sciences 28(04): 531-542.

Ce projet de recherche a reçu le soutient financier du FQRSC.

martin.gibert@umontreal.ca