Qui est le patron ici?

Pourquoi y a-t-il si peu de coopératives de travailleurs? Pourquoi autant de grandes entreprises sont-elles dirigées par les actionnaires? On a souvent tendance à penser que ce mode de gouvernance s’impose de lui-même parce que le « système » est biaisé en faveur des intérêts capitalistes. Un biais qui se fait au détriment des travailleurs et des citoyens, bien entendu. C’est l’une des idées que l’on retrouve dans le film documentaire Dominic Martin

La gestion des entreprises par les actionnaires est un mode de gouvernance qui encourage l’inégalité et certaines injustices. Il faut reconnaître le bien-fondé de cette critique. Mais je me demande si la meilleure question à se poser n’est pas plutôt : quelle structure de gouvernance permet le mieux aux entreprises de remplir le rôle qu’elles doivent jouer dans le marché?

Passons outre le premier volet de la question (quel rôle les entreprises doivent jouer) et offrons tout de suite une réponse au deuxième. Selon Henry Hansmann (professeur de droit au Yale Law School) la majorité des entreprises sont gouvernées par les actionnaires (ils sont les propriétaires de ses entreprises et se partagent les profits) parce que c’est le modèle de gouvernance le plus efficace. Il minimise les coûts de marché (ensemble des coûts engendrés par les relations contractuelles de l’entreprise avec d’autres groupes comme ses employés, ses clients, ses créanciers) et les coûts de propriété (coûts rattachés aux relations avec les propriétaires). D’autres groupes pourraient être propriétaires, par exemple les clients dans une coopérative de consommateur, ou les employés, mais ces modèles sont plus coûteux dans la majorité des cas.

C’est la thèse qu’il explique dans son livre publié en 1996, The Ownership of Enterprises.

La première chose à dire de OE c’est qu’il confirme une loi bien connue dans le monde universitaire : il n’y a aucun lien entre la couverture d’un livre et son contenu. Ce n’est pas parce qu’OE ressemble à un catalogue de sécheuses des années 70 que ce n’est pas intéressant.

La deuxième chose à dire c’est que l’analyse de Hansmann n’est pas à prendre ou à laisser. Elle se déploie en deux moments importants et on peut adhérer à la première partie sans être d’accord avec la deuxième. OE débute par la formulation d’une série de concepts pour comprendre l’entreprise et pour expliquer ses interactions avec différents groupes (i.e. les employés, les fournisseurs, les gestionnaires, etc.). Hansmann explique quels sont les coûts rattachés à différents types de gouvernance. Ensuite, il essaie de montrer pourquoi les actionnaires deviennent les propriétaires privilégiés de la firme.

Pour des chercheurs en éthique des affaires, il manque une troisième étape : les implications normatives de la théorie. C’est là où notre travail commence essentiellement. Mais le projet de Hansmann est descriptif, il vise à expliquer et comprendre comment fonctionne l’entreprise. OE ne nous dit pas si cet état de choses est moralement acceptable ou non. C’est dommage, mais à limite pas très dérangeant parce que l’on peut développer une version normative de sa théorie en changeant légèrement l’argument principal :

Les entreprises ont le devoir de choisir le type de gouvernance qui minimise les coûts de transaction. C’est-à -dire choisir le groupe de propriétaire de manière à minimiser les coûts de marché et les coûts de propriété.

Le débat de fond est lancé. L’entreprise doit-elle minimiser à tout prix ses coûts de transaction? Peut-elle choisir d’autres modes de gouvernance qui auraient des avantages redistributifs supérieurs? Par exemple, pourquoi ne pas faire des grandes entreprises pharmaceutiques des coopératives de consommateurs même si elles en devenaient un peu moins performantes?

C’est l’une des questions que se posait présentation dans le cadre des rencontres du groupe Berle et Means. La question reste ouverte, mais je dois préciser en terminant qu’une des forces de OE est d’offrir un cadre conceptuel tellement pénétrant qu’il s’impose à l’esprit. Il est difficile ensuite de penser ce problème normatif en dehors de ce cadre et c’est là le propre des grandes oeuvres.