Que le meilleur gagne!

La vie est dure dans la grande galaxie conceptuelle de l’éthique des affaires. Des étoiles naissent, des étoiles meurent, des systèmes planétaires se percutent. Cette fois, une constellation entière est menacée de disparaître : la théorie des parties prenantes.Lundi le 5 février 2007, par Dominic Martin

Un article de Joseph Heath (professeur de philosophie à l’Université de Toronto) est à l’origine de ce bouleversement. Dans Business Ethics Without Stakeholders (Business Ethics Quaterly, 2006) il attaque la validité de cette théorie en proposant deux approches différentes pour comprendre les obligations des entreprises :

  1. Une approche basée sur les obligations fiduciaires, qui explique comment il faut comprendre le rôle et les obligations des gestionnaires; et
  2. Une approche basée sur le concept de défaillance du marché, qui touche surtout les relations de la firme avec les autres groupes impliqués dans ses activités et son rôle dans la société en général.

Remarquez que ce n’est pas vraiment nous qu’il fallait convaincre. On n’a rien contre ce qu’on pourrait amicalement appeler la TPP. C’est un bon début. Mais il faudrait régler plusieurs problèmes pour en faire une théorie solide et opérationnelle.

Cet article est assez long, ce que j’essaie d’éviter normalement pour ne pas effrayer personne (pauvre petit lecteur, un rien peut te faire dévier de la lumière…). Si vous connaissez déjà les débats entourant la TPP, vous pouvez sauter à la section suivante où j’explique la deuxième approche proposées par Heath.

Les problèmes de la TPP

Le terme « parties prenantes » (de l’anglais « stakeholder ») provient de la science de la gestion où il désigne toutes personne ou organisation qui a un intérêt légitime dans un projet ou une entité. En éthique des affaires, la théorie a été développée et popularisée par R. Edward Freeman notamment. C’est l’idée bien connue que les entreprises n’ont pas seulement l’obligation de maximiser les bénéfices de leurs actionnaires ou propriétaires ( « shareholders ») mais aussi ceux de tous les groupes impliqués dans leurs activités, autrement dit, toutes les parties prenantes.

Premier grand problème : la nébulosité. Malheureusement, la TPP est floue, très floue, incroyablement floue. Comment peut-on pondérer les attentes et les revendications des différentes parties prenantes? On ne s’entend même pas sur les groupes qu’une entreprise doit inclure dans cette catégorie. Faut-il y compter les employés? sûrement, les fournisseurs? aussi, les concurrents? peut-être, l’environnement? définitivement, la communauté? dans certains cas…

Ensuite, comment résoudre les (multiples) situations où les attentes de ces groupes entrent en conflit, en conflit avec les pratiques de l’entreprise et aussi en conflit entre elles? Une décision faite au profit de l’environnement peut défavoriser les employés, une décision faite au bénéfice des consommateurs peut défavoriser les fournisseurs (en les obligeants à réduire leurs coûts de production par exemple, ce qu’on pourrait appeler le phénomène Wal Mart), et ainsi de suite.

Jusqu’où peut-on être inclusif? Si on va jusqu’à prendre en compte tous les intérêts de la communauté, cela signifie que les gestionnaires devront soupeser l’ensemble des attentes de la société à chaque dois qu’ils prennent une décision exécutive. En plus de poser un léger problème cognitif (comment peut-on connaître et soupeser un ensemble aussi grand de revendications), ce type d’interprétation amène la TPP à sortir du cadre de l’éthique des affaires puisqu’elle devient une théorie générale du bien. Qui plus est, cela va à l’encontre de l’idée que l’éthique des affaires est un type d’éthique professionnelle qui peut présenter des obligations normatives qui sont différentes de la moralité ordinaire.

Étant données ces imprécisions, les gestionnaires où les propriétaires des entreprises doivent décider, en fonction des circonstances, de leurs préférences et de leurs aptitudes (et qui sait, de la température…), le poids à accorder aux revendications de chacun de ces groupes. Malheureusement, on ne peut pas élever au rang de théorie normative une série d’obligations morales que les gestionnaires ou les propriétaires des entreprises peuvent appliquer quand cela leur chante, comme cela leur chante.

Freeman suggests that the manager must become like « King Solomon », adjudicating the rival claims of various stakeholder groups. Yet giving managers the legal freedom to balance these claims as they see fit would create extraordinary agency risks. (p. 543)

Deuxième grand problème : la réalité. La TPP ne tient pas compte de la réalité et du rôle d’une entreprise qui doit d’abord viser à maximiser les bénéfices pour les propriétaires. Soit parce qu’une obligation fiduciaire existe en ce sens; parce que c’est un mode de gouvernance plus efficace (voir article72); ou parce que c’est la meilleure façon de fournir des biens et des services à un prix compétitif.

En plus, la TPP peut difficilement rendre compte du statut particulier que le droit corporatif ou commercial réserve aux actionnaires. Elle en fait un groupe impliqué dans les activités de l’entreprise au même titre que tous les autres groupes, ce qui n’est pas le cas selon la loi (américaine du moins).

Deux modèles alternatifs

La première approche alternative proposée par Heath tente de rendre compte des obligations des gestionnaires en terme des obligations fiduciaires qui sont rattachées à leur profession et qui les contraignent à maximiser les bénéfices pour les actionnaires. Ces obligations ne sont pas les mêmes que celle d’un citoyen ordinaire, puisqu’elles sont rattachées au rôle du gestionnaire. Un peu comme on dira qu’un avocat n’a pas les mêmes obligations quand il plaide en cours et quand il marche dans la rue. Dans le premier cas, il représente une fonction, dans le deuxième il est un simple citoyen. Mais je ne veux pas m’attarder trop longtemps sur cette première approche.

La deuxième conception s’appuie sur le concept de défaillance du marché. C’est-à -dire une situation où la compétition ne réussit pas à produire un résultat pareto-optimal. Si on encourage la recherche du profit, ce n’est pas parce qu’il est un bien en soi (et non, nous ne sommes pas si naïfs), mais parce que la lutte pour le profit est la meilleure façon de garantir l’efficacité du marché (et en fin de compte, plus de bien et de services avec moins de ressources, plus d’innovations, etc.).

Malheureusement, nous ne vivons pas dans un monde idéal, et il arrive souvent que les entreprises utilisent des stratégies non voulues pour arriver à leurs fins : externalisation des coà»ts (ceux rattachés à la dégradation environnementale par exemple), monopoles déloyaux, prix discriminatoires, coà»ts de transactions non justifiés, asymétries d’information, problèmes principal-agent, etc. On dira dans ces cas qu’elles exploitent des défaillances du marché car elles génèrent du profit sans être plus efficiente.

Quand on y pense vraiment, la majorité des interventions de l’État dans le marché visent à corriger ces défaillances. Règle générale, on ne veut pas empêcher les entreprises de créer du profit. On veut qu’elle produise des biens et des services à un prix compétitif, mais on veut qu’elle le fasse dans «l’esprit du marché», en respectant les règles qui le rendent utile au bien-être de la société. Joseph Heath fait une analogie avec le monde du sport où on ne veut pas que les joueurs laissent tomber leur esprit compétitif. On ne veut pas qu’ils s’embarrassent de scrupules inutiles. On veut qu’ils fassent le maximum pour gagner… pourvu qu’ils respectent les règles et qu’ils n’essaient pas de les contourner pour en exploiter les failles.

What so often upsets people about corporate behavior – and what gives profit-seeking a bad name – is the exploitation of one or another form of market imperfection. People generally have no problem with companie that make money by providing good service, quality goods, low prices, and so forth. […] There is a close analogy, from this perspective, between « corporate social responsibiliy » and the concept of « good sportsmanship » in competitive team sports. (p. 551-552)

Si on adopte la perspective des défaillances du marché, il n’est plus possible de faire valoir des obligations supplémentaires à l’égard des autres parties prenantes. Mais cela ne créer pas un flou normatif pour autant. Et cela ne va pas à l’encontre de la réalité empirique, c’est-à -dire l’idée que les gestionnaires ont des obligations particulières à l’égard des actionnaires et que le premier objectif des entreprises est de générer du profit.

Deux critiques

J’aimerais soulever quelques questions sur cette approche, mais il est bon de préciser que ce sont des points de détail (du type « troisième virgule en montant à gauche »).

La première est une critique ontologique (ce qui fait toujours un peu peur). Même si l’on comprend bien le concept de défaillance du marché, et même si on peut facilement imaginer des exemples où les entreprises exploitent ces défaillances. Par exemple la compagnie Microsoft qui jouit d’un avantage monopolistique, les compagnies pétrolières qui n’assument pas le coût de la dégradation environnementale associé à leurs activités, et ainsi de suite. Il existe sûrement un continuum de défaillances dont les entreprises peuvent (et doivent dans certains cas) tirer avantage pour augmenter leur marge de profit. Comment déterminer où on trace la ligne? À quel moment peut-on rendre une entreprise responsable de fournir une concurrence déloyale, d’exploiter les asymétries d’information, l’incertitude sur le prix? Quelles externalités une entreprise doit-elle prendre en charge?

Il est peut-être utopique de demander aux entreprises de n’exploiter aucune de ces défaillances. Soit parce qu’elles ne savent même pas qu’elles les exploitent ou parce que cela réduirait trop la marge de profit de trop d’entreprises. Il faudrait donc développer un critère normatif pour déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, ce que Heath ne fournit pas. Pas encore du moins. En faisant appel à une idée de respect de l’esprit du marché, on préserve une zone d’ombre.

Deuxièmement, cette approche entraîne-t-elle ce qu’on pourrait appeler, en termes techniques un dumping des responsabilités des entreprises dans la sphère politique? Si on identifie clairement des défaillances du marché, les entreprises auront le beau jeu ensuite de dire qu’elles exploitent ces défaillances parce qu’elles leurs sont accessibles et que les gouvernements ont le rôle de les corriger. Ce n’est peut-être pas un problème en soi, mais il faut en être conscient.

Une lutte à suivre dans une galaxie près de chez vous…