De l’Empathie à l’Éthique

Les émotions ont récemment fait l’objet d’une tentative de revalorisation par ce qu’on peut appeler les théories cognitives (e.g. Solomon 1993, Nussbaum 2003, Greenspan 1988). Ces dernières, repoussant l’idée d’une émotion purement physiologique et perturbatrice, tâchèrent de redéfinir le champ des émotions sur un plan plus « rationnel », attribuant à ces dernières la composante cognitive qui leur manquaient jusqu’alors. Si dans le dualisme fort qui a précédé, la part belle était parfois donnée aux émotions sur la raison (Cf. Hume 1991, Traité de la nature humaine, II), la dichotomie restait jusqu’alors tranchée. A présent, cette conception cognitiviste est une conception « standard ». Si elle permet de répondre à nos intuitions quant aux aspects « rationnels » des émotions (qui sont intentionnelles, peuvent faire l’objet d’erreur, donc peuvent également être tout à fait justifiées comme peuvent l’être des croyances vraies, etc.), elle ne remet pas en cause, par contre, ce qu’on peut appeler la mise en place d’un « rapport de force » entre raison et émotion : ainsi Robert C. Solomon (1993) défend-il encore une théorie « intellectualiste », s’opposant à la théorie « physiologique », et consistant à voir dans les aspects spécifiquement intellectuels, donc, ou cognitifs des émotions ce qui leur permet d’avoir un impact sur nos pensées. Dans cette conception, la composante physiologique, si elle existe, est qualité négligeable.
Il existe pourtant une autre possibilité et c’est celle-ci que je me propose de défendre, à travers le traitement d’un phénomène émotionnel bien particulier, et central pour l’éthique, l’empathie. Cette alternative est la conception « physiologiste » qui s’oppose traditionnellement à la théorie « intellectualiste », et prend sa source dans les travaux de William James (1884, 1890, 1892) et Carl Georg Lange (1885). Elle connaît des successeurs récents (le neurologue Antonio Damasio (1995), le philosophe Jesse Prinz (2004)) dans le cadre de ce qu’on appelle plutôt aujourd’hui la « théorie somatique » des émotions. Elle permet de répondre à des questions laissées largement ouvertes par la théorie standard : celles des émotions des nouveaux-nés ou des animaux (qui peuvent difficilement, semble-t-il, entretenir les concepts nécessaires à un état cognitif), celle des émotions irrationnelles, celle de l’apparent « isolement inférentiel » des émotions ou encore celle de leur contenu à comportement analogique.
Qu’est-ce que l’empathie à travers une telle redéfinition ? A vrai dire, si on suit tout particulièrement la conception de Damasio, l’empathie, plutôt qu’une émotion, constituerait en fait un processus couvrant tout le champ émotionnel ; les émotions ressenties, en tant que sensations corporelles, « physiologiques », y seraient rattachées à des représentations mentales qui appartiendraient théoriquement à autrui : nous reconstituerions sa vision d’une situation, en effectuant une représentation mentale « de son point de vue », et en endossant alors ( « viscéralement ») l’émotion correspondante. C’est ainsi que la définition classique de l’empathie, qui oscille entre celle d’un partage de point de vue et celle d’un partage émotionnel, pourrait connaître une réconciliation naturelle.
Ma thèse est que l’empathie ainsi redéfinie dans le cadre d’une théorie somatique présente un puissant rôle explicatif quant à la nature même de l’éthique. En effet, je soutiens que l’empathie, à la manière d’un « sens moral » à la Hutcheson (2003), jouerait un rôle essentiel à la prescriptivité de nos principes éthiques, voire permettrait de saisir ces derniers, au moins partiellement. En effet, je soutiens que l’empathie est nécessaire à la naissance de l’éthique. Je nie par contre qu’elle soit suffisante à son développement ultime. Je tendrais même à dire qu’au cas par cas, elle n’est ni nécessaire, ni suffisante – mais indéniablement favorisante. L’absence d’empathie, à l’inverse, qualifierait l’immoralité voire l’amoralité (Cf. le cas des psychopathes). Refuser d’entrer dans un processus empathique, dans les cas où la détresse d’autrui est manifeste, en particulier, serait faire preuve d’une indifférence criminelle. C’est pourquoi c’est à une valorisation forte de l’empathie sur un plan moral que j’aboutirai, mettant l’accent à terme sur l’importance de son développement à travers l’éducation en général, et les fictions en particulier (Cf. Nussbaum 2003).

Références
Damasio, A. R. (1995), L’erreur de Descartes, [1994] trad. M. Blanc, Odile Jacob, Paris.
Greenspan, P. (1988), Emotions and Reasons : An Inquiry into Emotional Justification, Routledge, New York.
Hume, D., (1991), Traité de la nature humaine, [1739], trad. J.-P. Cléro, livre II, GF Flammarion, Paris.
James, W, (1884), « Qu’est-ce qu’une émotion ? », in James 2006.
James, W. (1890), « Les émotions », in James 2006.
James, W. (1892), « L’émotion », in James 2006.
James, W. (2006), Les émotions, Oeuvres choisies I, trad. G. Dumas et S. Nicolas, L’Harmattan, Paris.
Hutcheson, F, (2003) Essai sur la nature et la conduite des passions et affections avec illustrations sur le sens moral [1728], L’Harmattan, Paris.
Lange, C. G. (1885), « Les émotion, une étude psycho-physiologique », in James 2006.
Nussbaum, M. C. (2003), Upheaval of Thoughts : The Intelligence of Emotions, Cambridge University Press, Cambridge.
Prinz, J. J. (2004), Gut Reactions, Oxford University Press, New York.
Solomon R. C. (1993), The Passions : Emotions and the Meaning of Life, Hackett Publishing Company, Indianapolis/Cambridge.