Éthique et cyberespace

Comment devons-nous concevoir les institutions internationales suite à l’émergence des technologies de l’information? Ce sujet de réflexion répond à un manque. Depuis quelques années, un nombre croissant de chercheurs se sont intéressés à la révolution des technologies de l’information, mais ils l’ont fait à partir de problématiques qui étaient propres à leurs disciplines. En droit, on a formé un nouveau champ d’étude qu’on appelle parfois « cyberéthique » et qui vise à adapter ou appliquer le droit actuel à des problématiques exacerbées par le cyberespace (dont notamment le terrorisme ou les crimes informatiques, la violation des droits d’auteurs, la pornographie, etc.). En anthropologie, on s’intéresse aux rapports de l’homme avec la machine, en sociologie, on essaie d’expliquer et de comprendre ce que cette technologie a apporté en terme de nouvelles structures sociales, et finalement, du côté des arts, on parle souvent de l’étude des « nouveaux médias » parce qu’on est attiré par les possibilités de ce médium de communication.

Pourtant, on n’a jamais abordé ce qui apparaît être une question de premier plan : comment les institutions internationales (et il faut inclure ici les gouvernements des États, les bailleurs de fonds comme la Banque Mondiale ou le FMI, les organisations internationales, l’ONU, la Communauté européenne, etc.) devront-elles se comporter dans un monde où l’information est surabondante, reproductible et transmissible sans contrainte de temps ou d’espace?

Il faut procéder en deux étapes pour réfléchir à cet enjeu global. Dans un premier temps, il est important de bien comprendre ce qu’est la société de l’information et la nouvelle économie qui lui est rattachée. On a écrit beaucoup de textes sur le sujet, mais ils étaient parfois insufflés par un optimisme qui tend à concevoir ces nouvelles formes de la société comme la matérialisation inévitable d’un progrès social. Il faut séparer le bon grain de l’ivraie en quelque sorte.

Comme le montrent les travaux de Manuel Castells, l’idée de la société de l’information est un raffinement de l’idée de la société post-industrielle et sa conception est grandement influencée par l’informationalisme de Daniel Bell et Alain Touraine. Il dira que depuis les années 90, nous avons pénétré dans un nouveau paradigme économique, car l’économie des pays industrialisés est (1) informationnelle (la productivité et la compétitivité des entreprises dépendent de leurs capacités à générer, traiter et acheminer l’information); (2) globale (elle se déroule à l’échelle nationale, en l’absence de contraintes nationales); et (3) en réseau.

Cette première partie est essentiellement descriptive, elle vise à cerner le contexte empirique : à quoi ressemble ce nouveau monde « connecté » dans lequel nous vivons. S’agit-il vraiment d’une « nouvelle société » et d’une « nouvelle économie », y a-t-il lieu de parler d’une « révolution des technologies de l’information »?

Dans un deuxième temps, nous aborderons une autre série de questions, plus près des préoccupations de la chaire : qu’en découle-t-il sur le plan normatif? Cette vision informationnelle du monde s’inscrit-elle dans un cadre de pensée cosmopolitain? Cela nous encourage-t-il à adopter les principes de la démocratie cosmopolitaine telle que la défende David Held, Daniele Archibugi, Richard Falk et Tony McGrew? Pour David Held, le monde moderne nous oblige à former des institutions démocratiques supranationales qui auraient des comptes à rendre directement à la population mondiale. Plusieurs raisons motivent cette idée : les lois internationales acquièrent une influence grandissante, certaines institutions internationales exercent déjà une force militaire (comme l’OTAN et l’ONU), on assiste à une mondialisation de la culture et une érosion des cultures locales et, finalement, l’économie est globale, la souveraineté économique n’existe plus.

On pourrait croire que les technologies de l’information et les changements sociaux qu’elles apportent ne font qu’encourager cet argumentaire. Dans le cyberespace, tous les citoyens du monde sont voisins en quelque sorte. Et comme le montre Castells, le prix immense qu’un pays doit payer pour être exclu de l’économie mondiale – et se prévaloir de ses impératifs – témoigne du caractère obligatoire de son adhésion. À l’échelle internationale, les rapports de force sont inégaux et ce sont quelques acteurs très puissants qui marquent le pas (pays membre de l’OCDE, FMI, corporations multinationales, etc.).
Mais on pourrait aussi dire que la société informationnelle est une menace trop grande pour la souveraineté des états, et par conséquent, leurs frontières devraient être renforcées, car ils sont trop vulnérables à la colonisation culturelle, leurs marchés sont trop ouverts à l’économie mondiale et il ne leur est plus possible de mener à terme leurs propres politiques domestiques. C’est un point de débat sur lequel il faudra trancher.

Bref, nous avons amorcé ce projet de réflexion en écartant les visions naïves et positives du progrès et nous le terminerons en essayant d’éviter de tomber dans une paranoïa de la révolution des technologies de l’information.


Responsable : Dominic Martin